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Lakdar n’avait pas aperçu son ami Slimane Benaissa depuis plusieurs jours. Il était habitué à ses absences aussi fréquentes qu’inexpliquées. Slimane disparaissait sans prévenir, à cause de son travail. En rentrant du collège, par contre, Lakdar rencontra Djamel dans les allées de la cité du Moulin. Très agité, Djamel. Le prof de gym était absent, si bien qu’il était sorti très tôt, vers quinze heures, alors que Lakdar avait végété au CDI jusqu’à dix-sept heures, comme tous les soirs. Avec des mines de conspirateur, Djamel l’attira dans un local poubelles, pas très loin de l’immeuble où il habitait.
– Faut que tu voies ça, c’est trop ! assura-t-il, très remonté.
Lakdar se méfiait, mais il se laissa entraîner dans le réduit faiblement éclairé par un néon et fleurant bon la pourriture. Quelques gamins, huit-dix ans, y étaient accroupis au milieu des déchets et contemplaient un jeu de photographies jaillies d’une imprimante, et qui, à en juger d’après leur état plutôt défraîchi, avaient déjà circulé de main en main… Les clichés étaient de très mauvaise qualité, ce qui renforçait au contraire leur caractère totalement horrifique, comme une garantie d’authenticité. On y voyait, sous différentes facettes, la tête de Mlle Nordon, gisant près de la corbeille à papier où l’avait expédiée le joggeur à la suite de son shoot malencontreux.
Les gosses se les repassaient, chacun apportant son commentaire. Lakdar les observa à son tour, longuement. Fasciné lui aussi. Ne pouvant réprimer un frisson.
– C’est pas d’la balle, la vie de ma mère, c’est des vraies ! lança un des gamins. La meuf, elle a dérouillé… Le keum, il se l’est bien donnée, avec elle !
Lakdar lui arracha les photos pour les regarder à nouveau. Avec le même sentiment, un mélange de dégoût, de répulsion, d’irrésistible attirance, aussi. Difficile de démêler ces impressions contradictoires. Il avait bien du mal à faire le tri. Ils restèrent ainsi un long quart d’heure, accroupis en cercle. Silencieux. Soudain, comprenant intuitivement qu’il valait mieux en rester là, Lakdar entraîna Djamel à sa suite, abandonnant les petits qui persistaient à s’exciter sur leurs misérables trophées.
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Ils firent quelques pas dans les allées de la cité. Ce qui lui pourrissait la vie, à Djamel, c’est qu’il s’en sortait plus, de son embrouille avec Moussa. De jour en jour, ça s’aggravait. Djamel ne pensait plus qu’à ça. C’était pire que relou. Moussa ne le cognait pas au visage, mais dans les côtes, ou lui expédiait des coups de pied dans les tibias. Dans les vestiaires du gymnase, le prof de gym s’était un peu étonné de découvrir tant de bleus sur son corps, mais Djamel l’avait rassuré en lui expliquant que c’était au karaté qu’il récoltait tous ces hématomes. Le prof n’avait pas cherché à vérifier si oui ou non le jeune garçon fréquentait bien un club attitré. Il n’ignorait pas que son grand frère Bechir avait décroché sa ceinture noire et faisait figure de modèle pour son cadet, le jeune Djamel… D’autre part, nombre d’élèves étaient à ce point obnubilés par les performances des adeptes du fight qu’il n’y avait pas lieu d’être trop surpris si certains poussaient le bouchon un peu loin. On prétendait çà et là, mais sans certitude, que des combats sauvages, avec paris à la clé, se déroulaient dans les parkings souterrains de la cité des Grands-Chênes. Dans ces conditions, comment s’étonner ?
– Faut que tu lui parles, toi, il t’écoute ! supplia Djamel.
Lakdar promit d’aller voir Moussa dès le lendemain.
– Quand même, reprit Djamel, la photo de la tête de la meuf, ça t’a pas fait tout drôle, à toi ?
Lakdar, encore sous le choc, se contenta d’acquiescer. Il était arrivé au bas de son immeuble.
– T’as promis, hein ? lui rappela Djamel, en le poursuivant jusque dans le hall.
Enfin parvenu dans sa chambre, Lakdar tira de sous son matelas les brochures que lui avait prêtées Slimane. Il les avait déjà lues in extenso. À deux reprises. Les feujs, c’étaient vraiment des drôles de pourris. Ceux de l’ancien temps, comme les Rothschild, et ceux d’aujourd’hui, avec leur général Sharon qui faisait tirer à la mitrailleuse sur les enfants palestiniens. Finalement, ce qu’on disait partout dans la cité, c’était vrai. Même si des feujs, y en avait qui semblaient sympas, comme Mlle Feldman, c’était une raison de plus pour s’en méfier, ne pas se laisser embobiner. Les feujs, c’étaient les rois de l’arnaque, sournois, vicieux et toujours prêts à comploter. Il cacha soigneusement les brochures, heureux de la confiance que Slimane lui avait témoignée. C’était pas en cours d’histoire qu’on lui aurait dit la vérité. Tous des menteurs, les profs. Et même à la mosquée, l’imam Reziane, il restait prudent. Il fallait bien écouter ses prêches, saisir toutes les allusions qu’ils contenaient quand il parlait des feujs qui opprimaient la Palestine. Mais l’imam Reziane, il y allait pas carrément, comme les gens qui avaient écrit les brochures. Ah oui, tant qu’il s’agissait d’envoyer Samir et toute la brigade de la Vertu pour casser la gueule à Djamel après le coup des DVD pornos, là il frimait, l’imam Reziane, mais devant les feujs, il se dégonflait !
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Ce soir-là, son père assurait son service à l’hôpital jusqu’à vingt-deux heures. Lakdar dîna seul, devant la télé. Aux infos de TF1, l’essentiel du journal fut consacré à la guerre en Irak. On parla d’attentats, de corps mutilés, avec des images à propos desquelles le présentateur précisa qu’elles étaient « déconseillées aux jeunes téléspectateurs ». Dans la mémoire de Lakdar, elles se superposèrent aux photos de la tête tranchée qu’il avait eu tout le loisir d’observer dans le local poubelles, avec les petits. Et aussi aux sévices infligés aux musulmans dans la prison d’Abou-Grahib. La soldate Lynndie England était condamnée à trois ans de prison à la suite des humiliations qu’elle avait fait subir aux détenus, l’un d’eux ayant notamment été promené à l’aide d’une laisse pour chien…
En fin de journal, il fut question de l’affaire Adrien Rochas. Les experts psychiatres polémiquaient. Les uns affirmaient qu’il s’agissait d’un exemple de schizophrénie hélas banale – un mot dont Lakdar ne comprit pas le sens –, auquel cas le jeune homme suivant l’article L 122-1 du Code pénal n’était pas accessible à une sanction ; d’autres insistaient sur la préméditation et, sans contredire ouvertement leurs confrères, laissaient entendre que sous certaines conditions il pourrait bien relever d’une cour d’assises…
À la suite des infos, ce fut le quart d’heure du tirage du Loto. Lakdar aimait bien voir les boules numérotées tournoyer dans leur sphère translucide avant que l’une d’entre elles n’en sorte, saisie en gros plan par la caméra. Son père, il y jouait de temps en temps, au Loto. Il cochait sa date de naissance à lui, Lakdar, sur la grille. 16-02-1991. Mais il n’avait jamais rien gagné. Les millions que les gagnants empochaient, cette thune énorme, c’était pas pour la famille Abdane. Les feujs, Rothschild & Cie, ils avaient pas besoin de gagner au Loto, la thune, ils l’avaient toujours partagée entre eux.
Après avoir soigneusement débarrassé la table, Lakdar retourna dans sa chambre. Il commença par chercher schizophrénie dans le dictionnaire. Pas facile à piger, ça renvoyait à d’autres mots tout aussi incompréhensibles : psychose, autistique, pensée hermétique, neurotransmetteurs… À croire qu’ils le faisaient exprès, ceux qui rédigeaient le dico. Au lieu d’aider, ils embrouillaient la tête encore un peu plus. Il abandonna son Larousse, un gros super lourd que lui avait offert la cousine Zora pour ses dix ans.
Puis il ouvrit le grand classeur qui contenait ses plus beaux dessins et l’exemplaire de la BD qui lui avait valu le premier prix avec les félicitations du jury. Il les feuilleta lentement et fut soudain pris d’un accès de pleurs irrépressible. Il lacéra le tout à l’aide d’un cutter, avec une rage méthodique. Au bout de quelques minutes, il ne resta plus que de la charpie, un misérable amas de confettis. Lakdar se retrouva essoufflé, assis en tailleur sur le parquet au beau milieu de ce désastre. Il ne regrettait pas son geste. D’une façon ou d’une autre, il fallait rompre avec le passé. L’avenir ? Du haut de ses quatorze petites années, Lakdar ne savait plus ce que cela signifiait. Lentement, il cogna sa main paralysée contre le rebord métallique de son lit. Une fois, deux fois, dix fois. Puis de plus en plus vite, de plus en plus fort. La douleur irradia jusqu’à sa poitrine. Ses doigts devinrent violacés ; de petites plaques de peau se détachèrent du dos de la main, comme des cloques après une brûlure. Il se calma. Il aurait fallu la trancher, cette main qui ne servirait plus à rien. Si les docteurs n’étaient pas capables de lui redonner vie, au moins pouvaient-ils l’en débarrasser ? Ce serait mieux d’effacer ce souvenir, cette relique qui n’en finissait plus de le narguer, et qu’il portait désormais tel un fardeau.